Comment va BlaBla ?
Depuis 18-24 mois, la question-titre de ce "post" m’est posée avec un petit air à la fois compatissant et goguenard par nombre de mes interlocuteurs dans l’écosystème Tech. Déclenchée par différentes rumeurs et l’observation de mouvements de collaborateurs chez BlaBla ainsi que par cette petite jalousie qui fait qu’on "aime bien les malheurs des stars", cette question mérite aujourd'hui une réponse.
Même s’il m’est totalement inhabituel - pour des raisons de confidentialité à laquelle un administrateur est tenu - d'écrire sur ce qui se passe au sein de mon portefeuille de participations, voici donc ma réponse (avec évidemment l'accord de Fred et Nico).
ISAI est entré au capital de ce qui s’appelait covoiturage.fr au printemps 2010 lors d’un modeste tour de table. Il a été suivi d’un tour de table avec Accel début 2012 puis d’un autre avec Index mi-2014 suivi à la rentrée scolaire 2015 de ce qui, je crois, a été et reste le plus gros tour de table de capital-risque en France, avec l’entrée des New-Yorkais d’Insight suivis par les Scandinaves de Vostok New Ventures et les Russes de Baring Vostok. Jusqu’à mi-2016, la start-up avait fait un absolu sans-faute et semblait infaillible.
Son fondateur Fred et ses 2 co-fondateurs, Nico & Francis, très complémentaires et n’ayant besoin que de quelques SMS pour se coordonner, auront, sur la période, trouvé un "business model", levé plus de 200M€, ouvert une vingtaine de pays, réalisé 8 acquisitions et embauché près de 500 collaborateurs… Ils paraissaient inarrêtables mais aucune histoire d’entreprise et surtout de "scale-up" n’est parfaitement linéaire.
Fin 2016, les signes d’une crise d’hyper-croissance ainsi que certaines mauvaises nouvelles sont clairement apparus. L’entreprise encore adolescente connaissait alors une sorte de poussée d’acné qu’il fallait traiter. Les difficultés rencontrées étaient nombreuses mais pour autant assez classiques…
D’un point de vue externe, le déploiement des bus Macron freinait la croissance en France sur les grands axes où Flixbus et Ouibus se livraient une guerre des prix sans merci. Même si la plateforme connaissait une croissance d’usage plus que spectaculaire dans certains pays émergents, la croissance en volume était ralentie dans les pays où le "business model" déployé en France était mis en œuvre (du fait de la préférence de nombreux utilisateurs pour les transactions en "cash" et non via la plateforme). Par ailleurs, certains pays lancés avec force de marketing ne décollaient pas aussi bien que prévu…
D’un point de vue interne, la jeunesse des effectifs (à la fois dans l’absolu et en termes d’ancienneté dans l’entreprise) montrait ses premières limites dans un contexte où vitesse d’exécution pouvait ressembler à précipitation alors que le besoin de coordination et rationalisation devenait de plus en plus impératif. Nos 3 dirigeants, ayant enfilé leurs casques de pompier acaparés qu'ils étaient à "fixer" les différents problèmes, ont compris le besoin d'organiser autrement la structure opérationnelle de l'entreprise pour qu'elle corresponde mieux à sa situation…
Il aura fallu près d’un an à ces 3 dirigeants accompagnés par un « board » resserré pour remettre le navire en bon ordre de marche :
redéfinir la "roadmap" du produit pour, à la fois, se différencier de l’offre des bus en présentant à l’utilisateur une granularité inégalée en termes de points de "pick up/drop off" (si je fais Versailles-Cancale, je peux trouver un co-voitureur du 92 qui va à Saint Malo ce qui est beaucoup plus efficace que de me rendre à Paris-Bercy pour prendre un bus pour Rennes…) et offrir aux utilisateurs préférant le "cash in the car" une solution sans renoncer à une monétisation du service indispensable à sa pérennisation,
lancer en mode "test & learn" de nouvelles activités comme le court-voiturage domicile-travail en France (BlaBlaLines) ou une offre de transporteurs professionnels en Russie,
confier à Nico un rôle de Directeur Général, chargé d’assembler autour de lui un véritable Comex garant de l'efficacité opérationnelle, alors que Fred et Francis, toujours respectivement président et administrateur au « board », restent mobilisés sur les sujets où ils demeurent incontournables,
fermer certains bureaux et/ou hiberner les géographies jugées non prioritaires,
rationaliser les équipes et les responsabilités entre le siège Parisien et les bureaux locaux,
rassurer un effectif jeune peu habitué à l’adversité tout en laissant partir les "déçus", en remobilisant les "key people" et en injectant un peu de sang neuf pour combler les lacunes observées,
retravailler et ré-expliciter la vision et la mission de l’entreprise et les incarner au travers d’un "rebranding" fédérateur,
cadencer la machine en désignant des "milestones" court-terme franchies avec succès par l’entreprise lui permettant ainsi d’adopter à nouveau, avec confiance, une trajectoire offensive et ambitieuse.
Depuis le début de l’année 2018, les mauvais signaux se sont estompés, les nouvelles positives se sont enchaînées, les éléments du plan se sont mis en place comme planifié, le niveau de trésorerie s'est stabilisé à un niveau plus qu’enviable (la société sera "break even" en 2018)… Notre licorne nationale a toutes les cartes en main pour faire à nouveau la fierté de la French Tech…
L’annonce récente de l'acquisition de Ouibus et d'une stratégie globale combinant co-voiturage et autocars arrive comme une confirmation. Non seulement l'entreprise a pérennisé son activité historique de co-voiturage longue distance mais elle trouve dans cette acquisition l'opportunité d'accélérer l'élargissement de son offre à du transport collectif professionnel (déjà lancé en Russie).
Pour l’actionnaire-administrateur que je suis depuis plus de 8 ans, il n’est pas question de crier victoire. La route sera encore semée d’embuches. On ne construit pas un leader mondial facilement. C’est même extrêmement difficile surtout quand il s’agit d’un service "grand public"…
Aujourd’hui, je tenais donc à partager tout cela car j’ai la conviction que la "scale-up" Blablacar ressort de cette période encore plus forte en ayant ajouté à sa vision, sa vélocité et son enthousiasme, les ingrédients indispensables que sont une gouvernance solide, une culture d’entreprise respectueuse des individus, un potentiel de marché élargi et une écoute permanente de ses utilisateurs. Avec tout cela, on peut aller très loin sur la route…
D’ailleurs ne dit-on pas « Partout où il y a une route, il y a un Blablacar » ? 😉
Jean-David Chamboredon